Le bruit des pas était léger, presque imperceptible au milieu de la rumeur de la maisonnée. Les chiens aboyaient, les gardes riaient et le cuisinier s'affairait en cuisine. Pourtant, Junko l'entendit et le reconnut.
Elle ne fut, par conséquent, absolument pas surprise de voir Haruna faire son apparition dans l'entrée de la petite pièce. Junko aimait observer son visage aimable parsemé de milles sillons. La vieille femme était la doyenne des servantes de la demeure. Mais malgré son âge avancé, on décelait encore dans son regard l'éclat de la malice.
La fillette posa son balais contre le mur et épongea son front à l'aide de la manche de son kimono tout en reniflant bruyamment.

" Combien de fois devrais-je te le répéter ? La voix de Haruna était tremblante mais autoritaire. Fais un effort et montres toi plus élégante ! "

" Pour passer le balais dans les appartements des domestiques ? " Rétorqua Junko dont le pragmatisme étonnait toujours son entourage.

Haruna ne pliait jamais face au caractère rebelle et provocateur de sa jeune protégée.

" Tu dois faire honneur à ta maison ainsi qu'à Dame Yamanaka. Répondit la vieille femme avec aplomb, en battant exagérément des cils. Et n’oublies jamais d'où tu viens. Elle marqua une pause dans son discours. Les autres n'auront de cesse de te le rappeler. C'est pourquoi tu dois faire deux fois plus d'efforts qu'eux. "

" Les autres ? Je m'en fiche des autres... " Pesta Junko en agitant vivement les mains.

Mais elle mentait. Bien que la solitude et l'isolement ne l'effrayait guère, ce qui l'attristait profondément, c'était l'injustice que révélait cette affaire. La haine et l'ignorance qu'elle inspirait aux gens du fait de ses origines barbares étaient son fardeau. Et elle devrait vivre en le portant jusqu'à la fin de ses jours.

C'était la première fois que Junko quittait son île natale : Nagumo. C'était aussi la première fois qu'elle se trouvait à bord d'un navire. Et bien que la mer fut calme, les ballotements incessants qu'elle provoquait avaient un effet néfaste sur son appétit et sur son sommeil. Mais son malaise n'était rien en comparaison de celui dont souffrait Haruna. Prise d'une intense fièvre et de violents tremblements, elle était également victime de délires.
Assise à ses côtés dans l'étroite cabine, Junko faisait de son mieux pour la soulager.
Elle s’empara d'une bande de tissu qu'elle plongea dans l'eau fraîche avant de la frotter sur le visage de la souffrante. Mais elle le savait, ses efforts étaient vains.

" Maudit bateau ! Pourquoi a-t-il fallu que vous montiez à son bord ? Souffla Junko à l'oreille de la vieille femme. Tenez bon. Après toutes ces années de services, vous ne pouvez pas abandonner Dame Yamanaka ainsi. "

A la fois effondrée et furieuse, Junko serra le poing si fort que ses ongles pénétrèrent dans la chaire de sa paume. Elle blâmait ce bateau qui tanguait. Elle blâmait Dame Yamanaka qui avait imposé un tel voyage à la pauvre Haruna. Elle blâmait aussi ces gens qui contrôlaient leurs misérables vies. Ces guerriers et ces politiciens capricieux qui les contraignaient à des bouleversements considérables au nom d'intrigues et de stratégies qui les dépassaient.

" Vous ne pouvez pas m'abandonner moi non plus... " Ajouta-t-elle sur un ton suppliant.

Soudain, le souffle de Haruna se fit plus court et saccadé. Affolée, Junko laissa échapper un cri strident. Les yeux de la vieille femme s'ouvrirent brusquement, comme si l'exclamation de sa protégée l'avait surprise et ramenée à la vie.

" Junko ? " Appela-t-elle d'une voix faible.

La jeune femme s'approcha d'elle et tendit l'oreille tout en posant une main rassurante sur l'épaule de la souffrante.

" Je meurs. " Dit-elle sereinement , un sourire dessiné sur ses fines lèvres.

Junko secoua la tête. Elle refusait de le croire.

" Lorsque ce bateau accostera à Kiri, tu seras libre de tes engagements envers Dame Yamanaka. Je me suis occupée des détails avec elle avant d'embarquer. Sa poitrine se souleva et elle fut prise d'une toux douloureuse. Je voulais te rendre cet ultime service avant de partir. "

Le visage de Junko était ravagé par les larmes. Elle comprit qu'il s'agissait là des dernières paroles de Haruna. Elle observa, de son regard embué, la vie quitter le corps de la vieille femme.

Tard dans la nuit, des obsèques furent improvisées. Le corps de Haruna fut confié aux bras de Tsukimoto et jeté à la mer afin de prévenir une éventuelle épidémie. Junko pria pour la paix de son âme et pour sa propre tranquillité. Elle ne put s'endormir. Durant une partie de la nuit, elle craignit de voir apparaître le fantôme de la vieille servante dont les souvenirs la hantait déjà. Durant l'autre, elle se posa la question : que faire de cette nouvelle vie sur l'île de Mage ?

Le navire atteignit le port de Kiri le lendemain matin.