Chapitre 3 - Ceux qui se dressent en face

Aucun des deux ne voulut lacher le morceau. Concentres comme jamais, ils se disputaient dans une rixe d’une violence inouie, ou tous les coups etaient permis, meme les plus bas. Leurs yeux trahissaient leur stress , ils savaient qu’ils avaient atteint l’extrême limite, le résultat du prochain round scellerait leur destin.

[Tenson] – Vous avez fini de jouer tous les deux ?

Ieyasu profita de la diversion. Alors que Takuan détourna les yeux pour gromeller envers le moine qui passait sur la terrasse, Ieyasu avait revêti la grimace la plus stupide qu’il n’ait jamais faite. Il vainquit, dans la gloire, au moment où le Toshiya émit un rictus, puis atteignit le point de non-retour et pouffa de rire.

[Ieyasu] – Yata ! Cul-sec, Takuan ! Prends-ça dans ta face !

Le pari fut honoré, l'envie de vomir ne tarda guère, sous les rires du Nagawa et le regard désabusé de Tenson.

- Nous sommes en plein milieu de l’après midi, et vous êtes déjà saouls… Vous devriez avoir honte.

[Takuan] - Monsieur la morale peut toujours retourner vivre au temple si ça ne lui plait pas !

- Puis comment ça se fait que tu ne bois jamais ? Un truc religieux encore, je suppose ?

Tenson alla déposer les seaux d’eau dans la cuisine, puis revint avec un torchon dans les mains.

- Les Dieux nous demandent de garder l’esprit vif et clair, pour déjouer les plans des fourbes.

- Ce sont eux les fourbes, à te priver d’une boisson si délicieuse.

Le mois dernier, Tenson avait rejoint ses deux équipiers dans la maison de Takuan. Il avait auparavant une cellule au temple de Kumo, mais l’afflux de plus en plus continu de pélerins dans le village avait conduit les moines à réquisitionner tout ce qu’il était raisonnablement possible de récupérer. Et comme Tenson n’était plus vraiment moine, en tout cas seulement à moitié, il fut prié de faire un petit effort. La cohabitation avait été difficile les deux premières semaines. Takuan qui n’avait pas prévu d’accueillir qui que soit chez lui s’était retrouvé avec un pot de glue déguisé en princesse qui se prenait pour le roi du monde, et maintenant avec un prêtre au style de vie ascétique et plutôt tendu sur les questions d’hygiène et de morale. Il avait failli les dégager tous les deux, puis le temps passant, ils finirent par trouver un équilibre, précaire, mais bien présent. Ils passèrent quelques jours à s’occuper d’une extension au chalet. Des pans de bambou coupèrent en deux ce qui fut autrefois la chambre de Takuan et une troisième chambre fit son apparition. Les gens du village le prenaient très probablement pour un fou à lier. Il sentait déjà les étranges rumeurs planer sur cette demeure : lieu de vice homosexuel probablement, l’athée qui héberge un moine et un inconnu, le trio des gens bizarres, tout un tas de choses de ce genre. Il s’en contrefoutait, mais s’imaginait avec amusement des pensées des gens qu’il croisait dans la rue, avec leur sourire hypocrite et leurs yeux qui ne trompaient personne.

Ce jour là toutefois, il n’irait pas affronter les quolibets, son objectif se trouvait un peu plus à l’Est du villqge, en direction des premiers signes de végétation montagnarde et des premières pentes qui menaient aux plateaux plus élevés de la zone. Les massifs rocailleux formaient un nombre incroyable de cavités plus ou moins importantes, repère de petits ruisseaux d’eaux souterraines ou parfois d’animaux en quête d’un refuge contre le froid ou la pluie. Takuan avait érigé en l’une de ses grottes son quartier général. Il suffisait de continuer à l’Est jusqu’à une faille profonde d’où émanait une petite rivière à une vingtaine de mètres plus bas. Sur la falaise de ce canyon quelques renfoncements difficilement repérables étaient jonchés. Difficile d’accès, le repère qu’avait choisi Takuan représentait un lieu idéal : spacieux, peu humide, il permettrait, une fois quelques installations aménagées, de servir de laboratoire sans trop de problèmes. Takuan avait longtemps songé à placer son laboratoire au sein même du village. Après tout, en tant que Chuunin il disposait d’une certaine marge de manœuvre, et personne n’aurait osé lui demander des comptes. Personne, à part peut être le Daimyo envers lequel il n’éprouvait aucune confiance, depuis qu’il avait été témoin de ses excentricités religieuses. En outre, il n’avait beau pas beaucoup apprécier les secrets meurtriers de son clan, il restait détenteur de connaissances extrêmement sensibles, dont bien des individus aimeraient s’emparer. Tout cela ne lui plaisait pas, mais dans un tel concours de circonstances, il considéra plus simple d’utiliser ses fonds propres et de s’éloigner du village afin de gérer ses affaires en toute tranquillité.

Le Toshiya avait d’abord songé à créer un atelier à pilules, afin de développer de nouvelles méthodes de soin, ce qui se rapprochait le plus de ses fonctions d’Eisei et de ses croyances personnelles. Néanmoins, à plus y réfléchir, Takuan savait que le futur ne lui permettrait pas de s’occuper de ses ennemis comme il s’occupe de ses amis. Or, sa volonté d’éviter la mort était telle qu’il ne pouvait s’imaginer l’infliger même à ses pires ennemis. Face à ce problème insoluble, le chuunin n’avait pu trouver qu’une seule solution : imiter la mort, la tromper en la simulant. Sa famille lui avait inculqué l’art de la botanique, la vieille Tezuka Toshiya avait donné beaucoup de son temps pour lui apprendre les arcanes de la fabrication des poisons familiaux. Takuan était persuadé qu’il pouvait inventer de lui-même un poison qui simulerait la mort, empêcherait ses ennemis de combattre, mais qui ne les tuerait pas malgré tout. Ainsi il pourrait garder une certaine crédibilité face aux ambitions belliqueuses de son village tout en préservant la survie de vies humaines, en accord avec ses convictions.