L’Anonyme était tranquillement attablé dans une petite auberge étape. Le soleil était haut dans le ciel et la lumière inondait la salle commune par les grandes fenêtres. L’après-midi débutait paresseusement et il ne restait plus grand monde dans la pièce. Le voyageur lui-même n’allait pas tarder à reprendre la route : en forçant l’allure un minimum, il espérait bien arriver à Kageyoshima pour la soirée.
Le marché annuel de la Fête des Lanternes allait y débuter, et la ville se transformerait pendant quelques jours en une plaque tournante du commerce, attirant négociants, grossistes, vendeurs, acheteurs… ainsi que tous ce qui gravitait autour de telles manifestations populaires. Notamment des conteurs et des bardes. Une occasion de faire le plein d’histoires en tout genre en un minimum de temps, jugeait le vagabond.
La double porte de l’auberge s’ouvrit et un étrange larron fit son entré. Un vieil homme rabougri, au crâne dégarni, vêtu de haillons miséreux et poussiéreux. Il agitait devant lui un bâton tordu, à la crosse vaguement sculpté selon un buste de femme, et sur lequel était attaché sur toute sa longueur de petites clochettes de cuivres. Un bandeau lui ceignait le front, arborant grossièrement un œil stylisé. L’Anonyme eût un frisson en croisant le regard de l’homme : ce n’était que deux orbite vides, cerclé de tissus cicatriciels. Ses yeux avaient été arrachés.
Le voyageur se renfrogna. Ce genre de connerie, c’était mauvais signe. A tous les coups, ç’allait lui pourrir sa journée…
L’Anonyme attaqua rapidement son plat, bien désireux de filer au plus vite. Il faisait trop beau pour se laisser pourrir la journée par un vieillard complètement décatie à l’allure trop morbide. Il allait filer très vite d’ici et retrouver sa bonne humeur.
Le tintement des cloches se rapprocha. Instinctivement, le jeune homme releva la tête et eût la désagréable surprise de voir que le vieil homme s’était rapproché. De sa table. Spécifiquement.
Le voyageur soupira. En temps normal, il aurait dégainé son regard le plus noir, qui suffisait d’ordinaire à éloigner les opportuns. Mais bizarrement, cette stratégie était des plus inefficace face aux non-voyants.
« Bien le bonjour, mon frère, annonça l’aveugle d’une voix chevrotante.
_ Erreur, je n’ai pas de frère, rétorqua abruptement l’Anonyme.
_ Nous sommes tous les enfants de la déesse.
_
Pitié, pas de théologie…_ Permet-moi de me présenter, fit l’aveugle, je suis Gombei, Oracle de la Déesse.
_ Oracle ? Releva le jeune homme. Genre tu peux voir l’avenir ?
_ En effet, je…
_ Foutaise ! Le coupa l’Anonyme. Les diseuses de bonne aventure, j’ai en déjà vu, c’est rien que du flan. Alors t’es gentils, mais vas arnaquer quelqu’un d’autre, je n’ai ni le temps, ni l’humeur !
_ Ce n’est pas du flan, répondit le vieillard visiblement vexé. La Déesse m’a véritablement doté du Troisième Œil !
_ Ouais et ch’uis sûr que ça te console d’avoir perdu tes deux yeux ! Railla le voyageur.
_ Je ne les ai pas perdus, rectifia Gombei. Je les ai offerts à la Déesse afin de renforcer le don qu’elle m’avait fait.
_
Mais t’es un gros malade !_ Alors, veux-tu que je te révèle ton avenir, mon frère ? Demanda le devin.
_ J’ai bizarrement dans l’idée que ce ne sera pas gratuit, alors non. Décida l’Anonyme.
_ Mais je vous assure que…
_ Nan, nan, nan ! En plus, c’est sûrement rien que des mauvaises nouvelles, j’veux pas savoir ! Poursuivit le jeune homme.
_ Rien ne…
_ Puis si vous m’enlevez toute la surprise, le futur deviendra beaucoup moins drôle…
_ C’est que…
_ Et admettons deux secondes que tu puisses voir l’avenir ! Déclara le voyageur. Alors de deux choses l’une : soit on peut agir dessus pour le modifier et, par définition, ton pouvoir est complètement biaisé et ne rime à rien. Soit c’est une fatalité immuable, et alors mieux vaut garder ses espoirs. Heureux les ignorants, comme on dit. Bref, aucun intérêt, j’veux pas savoir. Salut.
_ Je peux en placer une, mon frère ? S’enquit enfin le devin.
_
Appelle-moi encore ton frère et j’vais m’énerver ! Si ça concerne mon avenir, tu vas le regretter, t’es prévenu, lâcha le jeune homme.
_ N’ait crainte, capitula le vieillard, j’ai bien compris que la connaissance de ton avenir ne t’intéresse pas. J’espérai m’attirer ta sympathie par ce biais, ça ne marche pas, très bien, je reconnais mon erreur.
_ Houlà… ça veut dire que tu ne m’as pas abordé par hasard ? Grimaça l’Anonyme.
_ Non, j’ai besoin de ton aide, annonça le devin.
_ Hors de question ! Annonça le jeune homme tout de go.
_ Mais je n’ai même pas dit pour quoi… Geignit piteusement le vieillard.
_ Je ne fais pas dans la charité, trouve-toi quelqu’un d’autre pour jouer les chiens d’aveugles, grommela l’Anonyme. J’ai l’intention d’être à Kageyoshima ce soir, alors tes projets, je m’en fiche.
_ Je vous en prie ! Vous étiez dans l’une de mes visions !
_ Tu ne sais même pas à quoi je ressemble ! T’as du confondre.
ça arrive, pas la peine d’en faire tout un plat…_ Je vous ai vu avec les yeux de l’esprit ! Clama le devin.
_
Ouais, comme c’est pratique, dis donc…_ Vous étiez avec moi, et vous m’aidiez. »
L’Anonyme éclata d’un grand éclat de rire et se redressa, plaçant son visage à quelques centimètres de l’aveugle.
« Hé bien, tu vois, j’avais raison : tes visions, c’est rien que du flan. »
Le jeune homme se leva et abandonna sans plus de manière le pauvre vieillard déboussolé.
Son sac en main, il s’avança jusqu’au comptoir pour payer le tavernier.
« Je vais y aller. Je te dois combien ?
_ Voilà la note. » Répondit joyeusement l’aubergiste.
L’Anonyme jeta un rapide coup d’œil, cilla et manqua de s’étouffer en avalant de travers. Ladite note était particulièrement salée. Bien au-delà du raisonnable.
« C’est une blague ? Fit le jeune homme.
_ Non, c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.
_
Bigre, l’inflation fait des ravages… C’est bizarre, j’crois pas que les autres clients aient payé un tel prix, objecta le jeune homme en fronçant les sourcils.
_ Ah mais eux n’ont pas maudit mon auberge, se défendit l’aubergiste.
_ Pardon ?
_ Refuser d’aider un Devin, ça porte malheur, c’est bien connu.
_Superstition, balaya fermement l’Anonyme. Pis c’est moi qui suis maudit, pas ton auberge.
_ Superstition ou pas, on est jamais trop prudent, déclara le tenancier. Et c’est dans mon auberge que ça s’est passé.
_ Je ne paierai pas une telle somme ! Tempêta le jeune homme. C’est du vol !
_ C’est ça ou la prison, rétorqua l’aubergiste. A moins, bien sûr, que tu ne reviennes sur ta décision de refuser d’aider l’Oracle…
_ Tu sais, j’peux aussi devenir violent, hein ?
_ Et moi, me servir de mon bâton lesté que j’ai sous le comptoir.
_
Ah ben tout de suite, dit comme ça… »
L’Anonyme jeta un regard exaspéré au devin, au fond de la salle, adossé à une table, l’air dépité et hagard. Il l’avait bien senti que cet imbécile mutilé lui serait de mauvais augure.
Finalement, il soupira.
« Bon, et si je l’aide, je paye le tarif normal ? Voulut savoir le voyageur.
_ Comme ma confiance est plutôt limitée, disons plutôt que si tu l’aides, je te rembourserai la différence à ton retour, répondit l’aubergiste
_
Zut, grillé. Pfff… Je suppose que je n’ai pas le choix, alors… »
De mauvaise grâce, l’Anonyme paya à l’aubergiste son dû, avant de retourner auprès de Gombei.
« Ok, l’handicapé, c’est ton jour de chance, je vais t’aider, il semblerait.
Mais contraint et forcé, hein ! Va pas croire que c’est volontaire. »
Le visage du vieillard rayonna tandis que l’espoir l’envahissait. Le vieil homme se redressa sur son bâton avec une vigueur renouvelée, puis se mit soudainement à glousser.
« J’peux savoir ce qu’il y a de si drôle ? Grommela l’Anonyme.
_ Tu vois : mes visions ne sont pas du flan, triompha le Devin.
_
Commence pas à me chercher, hein… »
*
* *
Le domaine étant grand. Immense, même. De la pelouse impeccable à perte de vue, parsemée de bosquets d’arbres, de parterres de fleurs bariolées et de statues épars imitant le style antique. On apercevait même un étang, bordée de saules pleureurs, au loin.
Toute cette extravagance était au diapason de la bâtisse posée au centre de ce paysage onirique. Le mot qui semblait le plus adapté était ‘manoir’. D’une longueur infernale, avec des dépendances et des ailes ci et là, dominant le parc avec un tas d’étages, le bâtiment était l‘archétype de la demeure de riches bourgeois ou grands propriétaires fonciers.
Enfin, pour parfaire le tout, le pourtour de la propriété était délimité par un haut muret de pierres, rehaussé d’un lugubre grillage en fer forgé.
L’Anonyme déglutit. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais là, force lui était de s’avouer impressionner. C’était la première fois qu’il voyait quelque chose d’aussi… dingue. Issu d’un milieu modeste, dans un petit village paisible, le jeune homme n’avait pas l’habitude du spectacle de tant de richesses.
« T’es sûûûûûûr que c’est bien là ? Vérifia-t-il auprès de son comparse.
_ Pourquoi ? Tu vois d’autres propriétés bourgeoises dans les environs ? S’enquit le Devin.
_ Mais qui peut bien habiter là ?
_ Personne : c’est une maison de campagne.
_
Attends, c’est une blague ?!_ Mais actuellement, l’héritière de la famille Aizawa y séjourne pour s’y ressourcer. C’est à elle que je dois impérativement délivrer l’Oracle.
_ Tu connais même son nom ? S’étonna l’Anonyme. Soit tes visions sont plus balèzes que je ne le pensais, soit… t’as demandé d’abord au village.
_ Pourquoi se reposer sur un miracle quant on peut obtenir le même résultat plus prosaïquement, acquiesça le vieillard.
_ Tu as dit que l’héritière y séjournait… Dois-je comprendre que le reste de la famille n’est pas là ? Demanda le voyageur.
_ Exact. Nous y allons ?
_ Pas le choix si je veux revoir mon argent. » Grommela l’Anonyme.
Le duo défraichi s’engagea entre les imposantes grilles noires du boulevard de graviers qui menait jusqu’à l’imposant porche d’entrée de la demeure. Plus ils s’en rapprochaient, et plus le voyageur se sentait écrasé par la masse du manoir. L’excès dans toute sa splendeur, décida-t-il. Qui pouvait avoir besoin d’un tel foyer ?
Tout en s’approchant, le jeune homme put distinguer la présence d’un service de sécurité. Deux solides gaillards encadraient la porte d’entrée, vêtus de blanc, et arborant des matraques d’aciers au côté. Et ils ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée du duo misérablement vêtu.
« Heu… Excusez-moi, fit l’Anonyme une fois à quelques mètres. Nous sommes des disciples de la Déesse, et mon mentor doit transmettre l’oracle à…
_ N’approchez pas, messieurs, le coupa courtoisement mais fermement l’un des hommes. Les mendiants ne sont pas les bienvenues sur le domaine.
_ Nan, on est pas des mendiants mais des devins, rectifia le voyageur, et…
_ Ça ne prend pas monsieur. Soyez raisonnable et faites demi-tour, voulez-vous.
_ On ne peut pas discuter ? Insista l’Anonyme.
_ Non, répondit laconiquement le garde en posant ostensiblement la main sur sa matraque.
_ Ok, pas de souci, on s’en va. » Capitula derechef le jeune homme.
L’Anonyme attrapa le malvoyant par les épaules, le força à faire demi-tour et le tira vers la sortie malgré ses protestations.
« On ne peut pas s’en aller ! Vitupéra l’aveugle. Je dois transmettre l’oracle !
_ Ouais, ouais, mais là, c’est pas le moment, expliqua l’Anonyme.
_ Mais…
_ Ecoute, ils sont deux et équipés de matraques d’aciers, rappela le voyageur. Crois-moi, ça ne vaut pas le coup.
_ Mais tu es costaud !
_ Et ils sont deux et équipés de matraques d’aciers.
T’es sourd en plus d’être aveugle ??_ Mais je dois absolument lui dire… Je ne peux pas renoncer. Et toi non plus !
_ T’inquiètes, il n’est pas question que je fasse une croix sur mon argent. On va simplement réessayer plus tard, assura le voyageur.
_ Plus tard ? Répéta le Devin.
_ Quand il fera nuit, précisa l’Anonyme.
_ Par effraction !?
_ Quoi, c’est contraire aux préceptes de la Déesse ? Grogna le jeune homme. Ça va brouiller l’Oracle, peut-être ?
_ Non, évidemment, mais…
_ Alors c’est tout vu : aucune chance de passer par la voie officielle et je n’ai pas envies d’attendre que Mademoiselle pointe le nez dehors et qu’on essaye de l’atteindre en se coltinant les gardes du corps.
_ Je suppose qu’il doit en être ainsi, alors… Convint l’aveugle.
_
Elle te serve à quoi tes visions si t’avais pas anticipé ça ? ‘spèce de charlatan ! »
L’Anonyme repéra une butte qui avait l’air confortable et y guida l’aveugle avant de s’installer à ses côtés.
« Bien, on a plus qu’à attendre, commenta le voyageur. Dis, puisque ça va nous prendre quelques heures, on pourrait peut-être en profiter pour discuter un peu ?
_ Vous voulez savoir ce que l’avenir vous réserve ?
_ Non. Par contre, si tu connais des histoires ou des légendes sympa, je suis preneur… »
*
* *
Le soleil s’était couché derrière les collines depuis un bon moment. L’Anonyme secoua le Devin, qui somnolait étendu à ses côtés, et l’aida à se relever.
Le duo s’approcha du muret et le voyageur entreprit d’escalader le grillage. Une fois au sommet, il défit son manteau et le posa en travers des pointes. Après quoi, il redescendit puis aida le vieillard à monter. Une fois qu’il se fut assurer que le bonhomme arrivait à se tenir au sommet, l’Anonyme se jeta à terre de l’autre côté puis fit signe au Devin de sauter dans ses bras, avant de se rappeler qu’il était complètement aveugle.
« Saute ! Murmura le voyageur.
_ Je vais me rompre les os… geignit l’aveugle.
_ Mais non, tête de mule, je vais t’attraper. Allez, à trois ! Un… deux… trois ! »
Le devin sauta dans les airs et atterri dans les bras du voyageur. Celui-ci recula d’un pas sous le choc. Et frissonna.
Il sentait un truc froid et métallique contre son talon.
L’Anonyme reposa lentement le devin au sol et lui intima de ne pas bouger. Puis il se retourna avec précaution et s’accroupit, recherchant du bout des doigts le truc métallique. Dans un domaine de ce standing, ce n’était pas le genre de la maison de laisser traîner un râteau sur la pelouse. Alors…
Alors c’était dentelé, avec des pointes à faire frémir qui dépassaient tout juste du sol. Et ça formait une couronne circulaire. Un piège à loup.
La bordure de la propriété était truffée de pièges à loup !
Salaud de bourgeois, pesta le voyageur.
Il se retourna, attrapa le bras de son acolyte et le plaça de force sur son épaule.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’aveugle.
_ Tu restes derrière moi, tu marches sur mes pas et tu ne t’écartes pas du chemin que je représente, compris ?
_ Pourquoi ?
_ Pièges à loup.
C’était trop demandé que ta Déesse te prévienne ? »
L’Anonyme se mit à progresser lentement, à petit pas, ses pieds rasant le sol au plus près. Un piège à loup était un cercle de pointes, avec un déclencheur en son centre qui s’activait quand on marchait dessus. Ou quand on le frôlait pour les plus sensibles ou les plus défectueux. Toujours était-il qu’on rencontrait d’abord les pointes
avant le déclencheur. Donc en avançant précautionneusement – et à l’allure d’une tortue rhumatisante – il y avait moyen de les repérer.
Bien entendu, si un seul d’entre eux était vraiment bien enfoncé dans le sol, ça serait une toute autre paire de manche… Mais l’Anonyme refusa d’y penser. De toute façon, ce n’était pas comme s’il avait un autre moyen à disposition.
Bien sûr, en utilisant le bâton du devin, il aurait pu sonder le sol devant lui… Mais il avait abandonné ce dernier de l’autre côté de la grille : les clochettes étaient fort peu recommandées lorsqu’on tentait une approche furtive…
Progressant inlassablement, le duo mit quelques minutes à s’écarter d’une dizaine de mètres de la barrière. Après quoi, l’Anonyme jugea qu’ils étaient hors de danger. Même un foutu paranoïaque ne devait pas miner le terrain sur tout son fastueux jardin, non ?
La suite sembla lui donner raison puisqu’aucune mâchoire métallique n’essaya de lui broyer la jambe.
Les deux resquilleurs purent donc hâter le pas. L’Anonyme les guida jusqu’à un bosquet de plantes grimpantes, et jaugea la situation.
La majorité du manoir était plongé dans le noir. Seuls quelques groupes de fenêtres étaient allumés, ce qui accréditait les informations de l’aveugle : seul un petit comité occupait le bâtiment, à savoir la fille, son personnel et quelques gardes du corps.
Restait à s’infiltrer discrètement jusqu’à la première, sans attirer l’attention des derniers et en évitant si possible les seconds.
Un jeu d’enfant, quoi…
« Très bien, murmura l’Anonyme à son voisin. En toute logique, avec aussi peu de résidents, il est probable qu’ils se concentrent sur des zones voisines et communicantes, chacun ayant besoin de rester en contact avec les autres. Donc on va s’introduire dans l’une des zones d’ombres et progresser prudemment jusqu’à trouver l’héritière.
_ Elle ne risque pas d’apprécier notre irruption par effraction.
_ Ça, c’est ton problème, c’est toi qui veut lui parler.
_ C’est vrai. » Soupira l’aveugle.
L’Anonyme attrapa le bras du devin et le mena en catimini vers la façade du manoir. La lune n’était qu’à mi-quartier et la nuit nuageuse, mais pas suffisamment pour bloquer toute la vue : on distinguait assez nettement les fenêtres et les portes du bâtiment. Le voyageur espérait secrètement que l’une d’entre elle soit malencontreusement restée ouverte.
Tandis qu’il inspectait les issues, un petit grognement teigneux lui parvint, et le jeune homme aperçut une petite boule de poils traverser toute la pelouse jusqu’à lui. Avant qu’il ne puisse envisager une quelconque réaction, le petit caniche planta solidement ses quenottes dans la jambe de son pantalon et se mit à remuer la tête en tous sens, tentant de le déchirer, sans arrêter de grogner.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda le devin, alarmé.
_
Demande à ton œil magique !_ On nous a trouvé ?
_ Nan, c’est une connerie de clebs… T’occupes. J’ai l’impression que la fenêtre de l’étage est entrouverte. On va essayer de passer par là, décida le voyageur.
_ Hein ? Mais comment ?
_ Je vais te hisser et tu vas entrer. Ensuite tu vas me tendre le bras et je vais m’y agripper pour grimper !
_ Je ne vais jamais résister à votre poids ! Glapit le devin. Vous allez me briser le bras !
_ Roooh, ça va… Minimisa l’Anonyme. Dans le pire des cas, je te déboite l’épaule, c’est tout !
Pis c’est pas comme si j’allais pas te la remettre après, non plus…_ Je ne suis pas sûr que…
_ T’te façon, le coupa le voyageur, tu… »
L’Anonyme soupira et jeta un regard de mauvais augure à la boule de poil qui s’excitait de plus en plus bruyamment sur son pantalon. Cette sale bête commençait sérieusement à lui pomper l’air. D’un coup de pied, le voyageur l’envoya boulé en arrière.
« Je disais donc… » Reprit le jeune homme.
Le petit chien revint à l’assaut, sans s’arrêter de grogner, et arrima derechef sa mâchoire à la jambe de pantalon. Le voyageur se passa la main sur le visage, dépité.
N’y tenant plus, il se pencha vers le clebs, agitant les bras et grondant d’horribles borborygmes gutturaux. Le petit chien ne se le fit pas dire deux fois et traça la pelouse en sens inverse en gémissant de peur et en aboyant.
Le sourire satisfait de l’Anonyme s’effaça aussitôt lorsqu’un truc passa à quelques mètres, heurtant le sol avec fracas.
« Ta gueule, le chien ! »
Le voyageur attrapa tout de suite le devin et se renfonça dans l’ombre de la demeure, tandis qu’une silhouette se découpait à l’une des fenêtres, scrutant la pénombre pour voir s’il avait fait mouche.
« Merde, on a failli être repéré, souffla l’Anonyme à voix basse.
_
On se demande pourquoi…_ C’est râpé pour ce côté, annonça le jeune homme. Ils sont peut-être sur leurs gardes, maintenant, on va pas prendre de risques.
_ Alors on abandonne ? Demanda le devin, une note d’espoir dans la voix.
_
Tu veux rire ? On règle ça ce soir, pas question de perdre plus de temps ! Nan, on va tenter par un autre côté. »
Le voyageur guida son acolyte dans l’ombre du manoir. Ils marchèrent pendant un moment, et l’aveugle en déduisit qu’il ne trouvait pas ce qu’il cherchait.
« Pas de fenêtres ouvertes, n’est-ce pas ?
_ Ouais, on peut pas dire que ta déesse nous facilite la tâche…
_
Qu’est-ce que ma Déesse a à voir là-dedans ? Trouvons un autre moyen, plaida le devin. Plus légal.
_ Bouge pas, j’reviens dans quelques minutes. » Lâcha l’Anonyme.
Le jeune homme planta là son collègue et repartit vers la clôture. Ce qui lui prit plusieurs bonnes minutes, parce qu’il n’avait pas envie de se faire faucher par un piège-à-loup. Il put alors récupérer son manteau, toujours juché en travers de la barrière en fer forgé, tout en se maudissant de l’avoir oublié dans le stress du moment, puis il repartit rejoindre le devin, progressant encore à allure d’escargot au travers du champ de pièges.
S’il fallait décamper en vitesse, ils étaient dans la merde, estima-t-il.
Le jeune homme décida que si ça devait dérailler, au diable la prudence, il filerait comme l’éclair. Avec l’aveugle devant lui pour jouer les démineurs.
Après tout, c’était de sa faute s’il en était là, nan ?
Près d’un quart d’heure après l’avoir laissé, le jeune homme fut donc enfin de retour, notant avec soulagement que le devin n’avait pas bougé.
Il enroula son manteau en une boule grossière et l’appliqua contre l’un des petits carreaux de la fenêtre. Il inspira un grand coup pour se donner du courage, puis se lança : il frappa un coup sec et léger sur son manteau. La pression du coup se répartit dans le vêtement et appuya de façon plus homogène sur la vitre. Un fin crissement se fit entendre.
L’Anonyme retira son manteau et observa le résultat, avec une certaine satisfaction. De nombreuses lézardes étoilaient le petit carreau, mais celui-ci n’avait pas explosé dans une myriade de tintements stridents.
Le jeune homme dégaina la brindille qu’il avait arrachée à un arbuste en chemin, et tapota lentement et avec précaution dans le centre de la toile qui fendillait la vitre. De minuscules fragments de verre crissèrent et tombèrent, jusqu’à ce que le voyageur soit parvenu à dégager un tout petit trou dans lequel faire passer sa brindille.
Puis l’Anonyme se servit de la branchette comme d’un levier pour éjecter un à un les éclats de verre vers l’extérieur, les rattrapant dans sa main libre avant de les poser au sol. L’opération était certes plus longue que la fracturation classique d’une fenêtre, mais évitait le désagrément sonore des éclats de verres éjectés vers l’intérieur et s’explosant sur le plancher.
On n’était jamais trop prudent.
Enfin, le voyageur eût dégagé un espace suffisamment large pour qu’il puisse passer son bras. Ce qu’il fit sans se gêner, atteignant la poignée de la fenêtre et la déverrouillant.
Après quoi, le jeune homme pénétra dans le manoir, avant d’aider l’aveugle à faire de même.
Infiltration réussie !
« Bien, bien, bien… grogna l’Anonyme avec une satisfaction évidente. Le plus dur est fait. Il ne reste plus qu’à trouver un moyen de se faufiler à l’étage et d’atteindre l’héritière et le tour est joué.
_ Le plus dur ? La convaincre de nous écouter après être entré par effraction chez elle va être une toute autre paire de manche, grommela le devin.
_ Ah, mais ça, c’est ton problème, souligna le voyageur tout sourire en tapotant l’épaule de son partenaire. Tu voulais que je t’aide à la rencontrer, ce que je vais faire. Le reste, c’est pas mes oignons.
_ Comment va-t-on faire pour s’orienter dans cet endroit ?
_ La lumière filtre sous les portes. Il suffira donc de ne pas faire de bruits et d’éviter les pièces occupées. On finira bien par trouver des escaliers à un moment où un autre. Une grande baraque comme celle-ci en a sûrement plusieurs. »
Le duo reprit sa progression, avançant précautionneusement dans la pénombre afin d’éviter de percuter et de renverser quoi que ce ça. Ils traversèrent d’abord une petite pièce, pour atterrir dans une sorte de vestibule. Malgré la pénombre, ils purent distinguer quatre portes se découpant dans les murs, en plus d’une autre au bout du couloir.
Un fin pinceau de lumière soulignait la porte du fond, signalant que la pièce en aval était utilisée. En outre, des fragments de conversations étouffés leur parvenaient, trahissant une présence humaine. Exit la porte du fond.
Les deux autres portes sur la gauche étaient plongées dans le noir. Néanmoins, les pièces derrières donnaient sur la façade. L’Anonyme estima qu’il y avait peu de chances qu’elles permettent d’accéder à des escaliers : il n’avait pas connaissance d’architectes dédiant une salle complète à un escalier, surtout si ladite pièce donnait sur l’extérieur – et l’avant de la propriété, qui plus est – et donc la lumière naturelle. Non, ce genre d’emplacement de choix était plutôt réservé à des pièces de vie. Le voyageur prit donc note de leur existence et décida de conserver cette info dans un coin de sa tête : s’il ne trouvait rien d’autre, alors il irait y faire un tour en désespoir de cause.
Restait donc les deux portes sur la droite du vestibule.
L’Anonyme opta pour la plus éloigné de la porte du fond, préférant éviter les risques. Plus ils se tiendraient à l’écart des zones habitées, et moins ils encourraient le risque de faire une fâcheuse rencontre avec les résidents.
Les deux vagabonds pénétrèrent donc dans une pièce complètement plongé dans le noir. Sans ouverture vers l’extérieur, la pâle clarté lunaire n’éclairait plus rien. Pourtant, l’Anonyme avait l’impression de distinguer de vagues taches blanches.
Alors qu’il se demandait quoi faire, le bruit d’une porte qui s’ouvre se fit entendre, et la pièce fut brusquement illuminée.
Le voyageur pivota derechef sur ses talons pour s’apercevoir qu’une majordome venait de faire irruption dans ce qui semblait finalement être la laverie, par une porte annexe, tenant un petit chandelier à la main. Et elle les fixait, les yeux ronds, visiblement surprise de trouver quelqu’un ici.
L’esprit du jeune homme turbina à toute vitesse, cherchant désespérément quoi dire. Peine perdue puisque sa bouche entra aussitôt en action avant qu’il n’ait le temps de réfléchir et qu’il balança la première excuse qui lui passait par la tête.
« Je sais que les apparences sont trompeuses, mais on est pas des cambrioleurs, on… On est les marchands de sables ! »
Pour l’excuse potable, on repassera, songea derechef l’Anonyme, tout en se maudissant pour sa stupidité. D’ailleurs, l’expression mi-blasé mi-exaspéré de la majordome semblait lui donner raison : elle ne croyait pas un mot de cette excuse bidon. Le jeune homme ne pouvait pas lui en vouloir.
Le voyageur soupesa l’opportunité d’utiliser la manière forte pour neutraliser l’inconnue, mais il était trop loin et elle aurait l’occasion d’hurler à la mort bien avant qu’il ne l’atteigne.
Ça sentait le sapin, tout ça.
Mais contre toute attente, la jeune fille referma la porte par laquelle elle était entrée avant de se retourner vers le duo en leur faisant les gros yeux. Enfin, surtout à l’Anonyme, puisque Gombei était aveugle.
« Non mais vous n’êtes pas bien ! Chuchota la jeune fille d’un ton moralisateur. Depuis quand les disciples de la Déesse pénètrent par effraction chez les honnêtes gens !
_
Parce que chez les gens malhonnêtes, c’est permis, peut-être ? Heu… Mais comment vous savez que…
_ Votre mentor porte le bandeau du troisième œil des Oracles de la Déesse, non ? Mon grand-Oncle aussi était oracle, alors je connais.
_
C’est pas du tout mon mentor !_ Ma fille, nous implorons votre aide, intervint le devin. Je dois absolument transmettre l’oracle à la maîtresse des lieux.
_ Je me doute bien, mais ce n’est pas une raison pour pénétrer ici de nuit comme de vulgaires voleurs, les morigéna la majordome. Vous ne pouviez pas entreprendre une démarche plus légale ?
_ Nan, intervint l’Anonyme. Le service d’ordre ne veut rien entendre et nous, on a pas le temps d’attendre. C’est un oracle urgent, y’a pas une minute à perdre. Pas vrai, Gombei ?
_ Hé bien…
_ Là, tu vois, le coupa aussitôt le voyageur. Il a dit que c’est urgent.
_ Ben voyons, fit la jeune fille. Et c’était quoi, le plan ? Vous faufiler jusqu’à la chambre de Mademoiselle en évitant les gardes ?
_ Ben… oui, avoua piteusement le voyageur.
_ Mais vous avez perdu la tête ou quoi ? Gronda la majordome. Qu’est-ce que vous espériez ? Elle va hurler à l’aide sitôt qu’elle apercevra deux mendiants débouler dans sa chambre !
_ Roooh, mais on l’aurait bâillonnée ! Se justifia l’Anonyme.
_
Si vous touchez à un cheveu de Mademoiselle, c’est moi qui hurle à l’aide !_
On peut aussi te bâillonner !_ Ecoutez, ma fille, argua l’aveugle. J’ai bien conscience du côté cavalier de notre démarche, mais il faut absolument que votre maîtresse ait connaissance de ma vision. Dès qu’elle saura de quoi il en retourne, je vous assure qu’elle acceptera notre présence. Aidez-nous simplement à la rencontrer.
_ Hé, une minute ! Intervint l’Anonyme. J’ai une idée : pourquoi tu ne donnerais pas directement l’oracle à la gamine pour qu’elle aille le répéter auprès de sa maîtresse ?
_ Impossible, rétorqua le devin. L’avenir ne doit être partagé qu’avec ceux que cela concerne !
_
Ah ben oui, s’non ç‘aurait été trop facile, hein ! Bon, et toi, lança le voyageur à la majordome, tu ne peux pas signaler à ta maîtresse que deux disciples de la Déesse veulent la rencontrer maintenant ?
_ C’est ça, je vais demander à la Demoiselle de descendre à pas d’heure pour accueillir deux vagabonds… Vous ne pouvez vraiment pas revenir demain ? Insista la jeune fille. Je lui en toucherai deux mots. A cette heure-ci, comprenez bien que Mademoiselle ne reçoit plus de visite.
_
Vous avez tous décidez de vous liguer contre moi, c’est ça, hein ?_
On vous a déjà dit que vous êtes aigri ?_
ça fait partie de mon charme !_
Vous n’en avez aucun !_
Donc je ne suis pas aigri, CQFD… Bon. Gombei, à vue de nez, il te faudrait combien de temps pour convaincre la Demoiselle de ne pas nous jeter à la porte ?
_ Une minute… Peut-être deux, le temps de la calmer et d’amadouer son attention, répondit le devin.
_ Deux minutes… Mouais, ça va être rude, grogna l’Anonyme.
_ Attendez ! Intervint la majordome. Vous ne pensez pas à ce que je crois que vous pensez ?
_ Ch’uis sûr que non, pas de quoi t’inquiéter, assura le voyageur.
_ Vous avez l’intention de retenir les gardes pendant que Gombei parle à la Demoiselle, accusa la jeune fille.
_
Zut, tu pensais aussi ça… Il n’y a pas d’autres moyens : on va aller la voir, elle va hurler à l’aide, les gardes vont venir et nous éjecter
manu militari avant qu’on s’explique. Donc je dois nous dégager assez de temps pour que Gombei lui expose le problème et qu’elle daigne l’écouter.
_ Il y a pas moins de six gardes. Ils sont entraînés, armés, et savent se battre.
_ Moi aussi, je sais me battre ! Assura l’Anonyme.
_ Les rixes de taverne, ça ne comptent pas, réfuta la majordome.
_
C’est mesquin, ça… T’occupes, c’est mon problème, ça. Ils sont six ? Disposés comment ? Demanda le voyageur.
_ Hé bien, il y en a un qui assura la veille dans le couloir en haut, et deux autres en attentes dans le salon. Les trois derniers sont probablement dans le dortoir, à cette heure-ci : ils vont assurer la garde la seconde partie de la nuit.
_ Et je parie que pour monter à l’étage, faut passer par le salon ? Demanda l’Anonyme, dépité.
_ Oui. À moins que je vous fasse passez par l’escalier du personnel, songea la majordome. Ça ne réglera pas le problème du garde dans le couloir, mais ça vous fera déjà ça d’éviter.
_ Très bien… ça se précise, murmura l’Anonyme tout en réfléchissant.
_ Dites, vous n’allez pas leur faire trop de mal, aux gardes ? Voulut savoir la jeune fille.
_ Six contre un, ils sont armés… Et tu te demandes qui avoir bobo ? Railla le voyageur.
_ Ce n’était pas ma question, insista la majordome.
_ Je ne vais pas te garantir qu’ils seront tous indemnes, clairement… M’enfin ch’uis désarmé et juste habitué aux rixes de tavernes, alors je ne pense pas que tu devrais trop t’inquiéter à ce sujet.
C’est plutôt pour moi que tu devrais te faire du soucis ! Tu as bien dit qu’un garde patrouille à l’étage ? Il sera donc le premier à intervenir ?
_ Oui.
_ Décris-moi la chambre de la Demoiselle. »
*
* *
Hiroshin se leva de sa chaise en grognant, faisant craquer ses genoux puis fit quelques pas pour se dégourdir les jambes. Ç’allait faisait plus de deux heures déjà qu’il assurait la garde. Pour rien puisque la nuit était tout aussi calme qu’à son habitude.
Mais il était payé pour assurer la sécurité, et s’y tenait. Après tout, c’est une place tranquille et très bien rémunéré. Et la Demoiselle aimait voyager, ce qui lui donnait l’occasion de voir du pays.
Un boulot en or, songea Hiroshin. De quoi amasser un petit pécule en quelques années pour donner corps à ses projets futurs.
En retournant vers sa chaise, Hiroshin s’aperçut brusquement que quelque chose n’allait pas. Un rai de lumière s’échappait d’une pièce voisine. Pourtant, aucun serviteur ne devait être encore debout, à cette heure-ci !
Hiroshin fronça les sourcils et dégaina sa matraque d’acier. Il progressa à pas de loup jusqu’à la porte et tendit l’oreille. Il percevait distinctement le bruit caractéristique de quelqu’un qui s’affaire. Un cambrioleur !
Le jeune homme entrouvrit discrètement la porte mais ne parvint pas à distinguer les occupants. Seulement une ombre. Bien, il n’y avait qu’un seul malandrin.
Hiroshin prit une courte inspiration et bondit dans la pièce, matraque levée. Il y eut un petit cri de surprise et le jeune garde retint de justesse son coup en reconnaissant au dernier moment Kaede, la majordome de la maison.
« Kaede ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
_ Heu… hé bien… hum… en fait… »
La réponse de la jeune fille fut malheureusement noyée dans un cri de détresse. La Demoiselle était en danger !
Ni une, ni deux, Hiroshin se précipita dans le couloir, et aperçut la porte de la chambre de la maîtresse, grande ouverte. N’écoutant que son courage, le jeune homme fonça aussitôt. En pénétrant dans la chambre, il aperçut aussitôt la Demoiselle blottie dans son lit, les draps remontés devant elle, ainsi qu’un vieux clochard bandé qui lui faisait face.
Puis il perçut un grincement à faire frémir.
Un avalanche de livres lui tomba dessus, rapidement suivit de la bibliothèque elle-même, l’ensevelissant pour un bon moment.
L’Anonyme ne s’attarda pas près de la bibliothèque qu’il venait de renverser : il restait encore cinq gardes, après tout. Il abandonna aussitôt sa position près de la porte – où il était passé inaperçu aux yeux du garde qui avait pénétré trop vite dans la pièce – et se précipita d’un pas décidé dans le couloir. Déjà, des pas se faisaient entendre dans l’escalier en U, sur le côté.
Le voyageur agrippa l’une des commodes sur le côté et l’attira jusqu’à la rambarde, sans se soucier des bibelots et ornements en porcelaine qui glissèrent et éclatèrent à terre. Ahanant et soufflant, le colosse fit basculer l’énorme meuble par-dessus la rambarde, l’envoyant s’écraser en contrebas. Des glapissements de peurs et des cris furieux retentirent. Les gardes avaient momentanément battu en retraite devant le projectile.
Youpi, trois secondes de gagnées… Songea l’Anonyme. Tenir une minute allait être long…
Déjà deux gardes déboulaient dans l’escalier, gravissant les marches deux par deux.
Le voyageur attrapa l’hallebarde d’une armure de décoration proche et se dirigea vers l’escalier. Il n’était pas assez fou pour tenter de s’en servir directement : d’abord, il ne savait pas la manier, ensuite il avait des doutes sur la résistance d’une arme décorative, enfin, dans un milieu exigu comme un escalier, une arme d’hast pouvait très vite s’avérer plus handicapante qu’autre chose.
Mais il y avait d’autres moyens de se servir d’une arme dotée d’une telle hampe.
L’Anonyme s’agenouilla près de la rambarde de l’étage et fit glisser en biais le manche de l’arme entre les fentes, avant de l’envoyer au travers de la rambarde du dernier tronçon de l’escalier. À ras de terre.
Le premier garde se prit les jambes dans le piège et s’étala de tout son long, heurtant les jambes de son comparse qui s’effondra à son tour, quasiment sur le palier.
Un solide coup de pied du voyageur en pleine mâchoire le renvoya dans le coude en contrebas.
Le second garde dégaina sa matraqua et se fendit en avant. L’Anonyme parvint à éviter le coup en se déhanchant sur le côté et attrapa le bras de son adversaire, lui balançant en même temps un crochet du gauche dans la tempe. Le premier garde choisît ce moment pour revenir à l’assaut, abattant son arme d’un grand coup descendant. Par pur réflexe, le voyageur leva son bras gauche pour bloquer le coup et une explosion de douleur le secoua au moment de l’impact. Son second adversaire en profita pour dégager son bras de son emprise et lui expédia sa matraque dans le ventre, le cassant en deux et le forçant à reculer.
Et l’un des gardes parvint à prendre pied sur le palier.
Malgré la douleur, l’Anonyme comprit qu’il filait un mauvais coton. Si le champ de bataille se déplaçait dans le couloir, les gardes n’auraient aucun mal à l’encercler et profiter de leur supériorité numérique sans se gêner. Il n’aurait alors aucune chance.
D’autant qu’il percevait les renforts qui déboulaient à leur tour dans l’escalier.
Le jeune homme serra les dents, écarta les bras et se propulsa en avant. Il sentit un coup venir lui chatouiller brutalement les côtes, mais l’inertie de sa masse l’emporta malgré tout et il bascula dans l’escalier, fauchant ses deux adversaires, pour tomber pêle-mêle sur les trois autres gardes qui venaient d’arriver au niveau du coude.
Le choc fut rude pour tout le monde, et plusieurs grognements s’élevèrent de l’enchevêtrement humain, tandis que chacun essayait de se sortir du nœud humain. Hormis un, qui n’avait aucun intérêt à ce que quiconque s’en libère. L’Anonyme se mit donc à ruer des quatre fers, frappant et heurtant tout ce qui se trouvait autour de lui. Une volée de jurons éclata, un premier coup de matraque s’abattit sur son épaule.
Mais les gardes n’avaient cure du voyageur, leur priorité restait la protection de la demoiselle, et les plus proches du palier se dégagèrent pour pouvoir la rejoindre. L’Anonyme, toujours à terre, faucha une jambe qui tentait de s’éloigner, provoquant la chute de son propriétaire. Un nouveau coup de matraque dans le ventre lui fit brutalement expulsé l’air de ses poumons, tandis qu’un second s’abattait sur son oreille, manquant de le sonner pour le compte. Le voyageur mordit à pleine dents une autre jambe qui passait par là, bien décidé à empêcher qui que ce soit de monter. Il y eût un hurlement de douleur, et une pluie de coups rageurs s’abattirent sur le jeune homme, qui se recroquevilla sur lui-même, tentant de se protéger comme il le pouvait derrière ses bras, sans guère de succès.
Et tout aussi brusquement, les coups cessèrent. Il fallut quelques secondes à l’Anonyme pour qu’il s’en aperçoive et arrête de se tortiller en tous sens. Son œil gauche était poché, mais de l’autre, il put apercevoir près de la rambarde une jeune femme à l’air impérieux et aux cheveux d’ébènes, en robe de nuit. Près d’elle, en retrait, se tenait la majordome et Gombei.
On aida l’Anonyme sur le point de tourner de l’œil à se relever et à le soutenir, et les gardes le rapatrièrent en bas. Le jeune homme était trop secoué et perclus de douleur pour bien faire attention à ce qui se passait, mais ce qui lui restait de lucidité lui soufflait que l’aveugle était parvenu à convaincre la demoiselle de ne pas les jeter dehors.
Quelques minutes plus tard, le voyageur était affalé sur le divan de l’un des salons du manoir, plaquant une poche de glace sur son œil tuméfié de sa main valide, et faisant piteusement l’état des lieux de son état. Il n’avait rien de cassé, ce qui était déjà ça. Son poignet gauche était néanmoins foulé, il s’était retourné deux doigts, son genou le faisait souffrir et il savait qu’il allait garder des bleus un bon bout de temps sur tout le côté gauche.
Et demain, la douleur serait pire…
Rétrospectivement, le jeu n’en valait peut-être pas la chandelle, estima le voyageur.
Ouvrant son œil valide, l’Anonyme jeta un regard autour de lui. Deux gardes étaient présents dans le salon, ainsi que la majordome, Kaede, qui lui avait apporté la poche de glace. Elle s’occupait maintenant de bander la jambe du garde que le voyageur avait mordu – seul blessé côté bourgeoisie. L’Anonyme prit bien soin de faire semblant d’être fasciné par la décoration environnante pour éviter de croiser le regarde haineux du type. Il jugeait qu’il avait assez morflé comme ça pour ce soir. Voire même pour toute la semaine, pour être franc.
Finalement, une dizaine de minutes plus tard, Gombei redescendit. L’Anonyme se leva en grimaçant de douleur et boitilla jusqu’à lui.
« Alors ? S’enquit le jeune homme.
_ Mission accomplie, déclara enthousiaste l’aveugle. Nous pouvons nous en aller. Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, sans vous, je n’aurai pas pu le faire.
_ Oh, moi j’ai bien une petite idée, fit l’Anonyme.
_ Un aperçu de votre avenir, peut-être ? demanda le devin.
_ Nan : ne me demande plus jamais de t’aider.
_ Je ne puis le promettre, tout est entre les mains de la Déesse…
_ M’en fiche, c’est un ordre, t’as pas le choix !
_ Je ne reçois d’ordre que de ma Déesse.
_
Ben tiens… Quel est le con qu’a dit qu’aux pays des aveugles, le borgne est roi ? »