Kiko fumait sur sa terrasse. Elle avait acheté ce petit appartement des années auparavant, peu après sa promotion en tant que Genin. Il surplombait très légèrement le village, si bien qu’elle en voyait toute l’étendue en restait assise à son balcon. Le crépuscule était peut-être le moment qu’elle préférait pour observer Kumo, avec les lanternes qu’on allumait pour la nuit, les cris en contrebas, l’excitation de rentrer chez soi et toute cette vie bourdonnante qui l’apaisait au plus profond d’elle-même.
Elle exhala une longue traînée de fumée, les yeux clos pour en pénétrer le goût intensément, puis porta à nouveau sa cigarette à ses lèvres, machinalement. Deux ans auparavant, Kiko avait arrêté de fumer parce qu’elle en ressentait quelques effets dans la qualité de sa respiration. Cela avait été particulièrement pénible la première année, et même la seconde elle ne s’y était jamais habituée. Elle continuait à humer avec passion l’odeur si singulière de la cigarette dès qu’elle le pouvait. Et puis, à la suite de la mort de sa mère, elle avait repris sans réfléchir. Peut-être était-ce une erreur, alors, mais elle n’y avait réellement pas songé. Elle s’était assise à un bar et avait demandé à son voisin une cigarette, comme si elle avait seulement oublié de prendre son paquet. Puis elle avait fumé toute la soirée, trois paquets de cinq clients différents.
Même aujourd’hui, la solitude n’était pas son fort. Kiko en souffrait toujours un peu plus, comme une sorte de malédiction qui l’aurait frappée très tôt dans sa vie et qui la poursuivrait jusqu’à sa mort. Elle était à présent convaincue qu’elle mourrait seule, sans personne pour disposer de son corps. Pour ce que c’était important, de toutes façons… A vingt-trois ans, la jeune femme n’avait certainement pas choisi l’option la plus populaire parmi les shinobi. Devenir une Oi-nin, être vouée à la traquer et à l’exécution des déserteurs, c’était quelque chose de profondément solitaire. On travaillait à plusieurs, parfois, mais on était alors seulement plusieurs à être seuls. Il n’y avait pas cet… esprit… puissant de liens comme ceux qui peuvent nous unir à une équipe classique. Elle ne l’avait jamais ressenti en tout cas. Certainement parce qu’elle n’avait pas rencontré les bonnes personnes, ou alors à cause de cette malédiction qui la poursuivait.
Lorsqu’elle travaillait encore avec Masashi Mura, elle avait senti cette communauté. Une sensation si chaude, si agréable ! De compter pour quelqu’un, d’être importante… ne pas être seule. Mais cela aussi s’était effacé et maintenant, Kiko se sentait terriblement seule. Ce n’était pas quelque chose dont elle pouvait se plaindre. Elle ne le faisait pas. De temps à autre, elle fréquentait un homme puis les aléas de son travail l’obligeaient à cesser la relation. Elle était terrifiée à l’idée qu’on sache qu’elle travaillait en tant qu’Oi-nin. Cela la rendait peut-être un peu paranoïaque, un peu trop prudente. Mais à ses yeux, c’était un travail très sale. Comme faire le ménage après un carnage, elle réparait par le sang les erreurs de personnes qu’elle avait parfois fréquentées à l’Académie ou ailleurs. Et dans cet aspect aussi, il y avait quelque chose de solitaire.
Kiko écrasa sa cigarette, se leva et s’appuya sur son balcon, le visage doucement frôlé par le vent. Les lumières étaient à présent toutes allumées et la morphologie du village s’était modifiée. Elle préférait Kumo la nuit, il dégageait une atmosphère envoûtante. A la réflexion, c’était certainement parce qu’elle fréquentait surtout Kumo tard dans la nuit ou trop tôt le matin, lorsqu’elle rentrait d’une mission à l’étranger ou quand elle partait sur un contrat aux petites heures. En journée, elle était Kiko Gokei, une Chuunin compétente et appliquée. Autrement elle était anonyme, Oi-nin au service de Kumo.
Néanmoins Kiko ne se considérait absolument pas comme étant malheureuse et elle savait qu’elle mentirait en le prétendant. Son travail d’Oi-nin, qui pesait sur elle quotidiennement, n’était qu’un élément de sa vie et un élément infinitésimal, elle n’exécutait pas plus d’un contrat tous les deux mois. Kiko avait un petit ami qu’elle aimait tendrement et qui ignorait, heureusement, ce qu’elle faisait pendant ses « missions » non répertoriées. Elle avait vu dans un tiroir un indice comme quoi il envisageait de lui demander sa main. Cela l’avait fait sourire et elle avait presque été surprise de voir à quel point son esprit avait rapidement penché pour l’acceptation de cette question informulée. Non, si elle pensait à son statut d’Oi-nin ce soir plus que les autres soirs et qu’elle n’avait pas invité Naritaka à dormir avec elle, c’était parce qu’elle avait une nouvelle mission et qu’elle partait très bientôt.
Quel dommage de devoir s’arracher à la contemplation de ce si joli tableau !
***
Armée, masquée, Kiko se dévisageait dans la glace tandis qu’elle fixait ses gants.
La silhouette longue et fine, sculptée après des centaines et des centaines d’heures d’entraînements sur plus de dix années cumulées, la poitrine comprimée dans un bandage qui l’aurait presque fait suffoquer si elle avait essayé de respirer à pleins poumons, des protections sur tout le corps ; c’était une silhouette qui inspirait la peur. Surmontée d’un masque à l’effigie d’un renard aux marques mauves, il s’agissait certainement de la première chose qu’elle avait eue lorsqu’elle était devenue Oi-nin. Un animal pas si mal choisi que cela, même si Kiko tuait autre chose que des poules désormais.
Elle attrapa sa sacoche, la fixa à sa taille et recompta méthodiquement et par la force de l’habitude ses affaires. La jeune femme alla ensuite sur le balcon, embrassa une ultime fois Kumo du regard puis se téléporta aux portes du village sans plus attendre.
***
Hanzo Date.
Il s’était fait raisonnablement discret depuis son échec et sa fuite spectaculaire de Kumo no Sato. Rien qui ne puisse indiquer une localisation très claire, et pourtant Kiko disposait de quelques atouts dans sa manche. Moins d’une semaine auparavant, un intrus a été repéré aux alentours du bureau de l’Intendant, Shigeo-sama. Les services de sécurité ont échoué à l’appréhender immédiatement, si bien que Hanzo s’est échappé par la fenêtre au terme d’une chute pour le moins vertigineuse. La sécurité lui a emboîté le pas, mais Hanzo était agile et il connaissait parfaitement son chemin. Il est parvenu aux portes, l’alerte n’était pas encore tout à fait donnée. Peut-être était-ce la panique, peut-être ne voyait-il pas d’autres solutions, mais il a poignardé l’un des shinobi. Sous l’omoplate, le cœur transpercé, il est mort en quelques instants. Son collègue a engagé le combat, mais Hanzo a utilisé une sorte de fumigène et il a disparu dans la nature.
Pour échapper aux patrouilles des forces spéciales, il doit disposer de capacités intéressantes.
Mais il était malheureusement improbable qu’il échappe à Kiko Gokei.
Elle suivait sa trace progressivement, jour après jour. Il devait toujours se trouver dans le Pays de la Foudre, mais il était probable qu’il essaye de le quitter tôt ou tard pour se mettre hors de portée, du moins l’imaginait-il, de Kumo. Kiko n’avait aucune piste solide à se mettre sous la dent, jusqu’à ce que le hasard la fasse s’arrêter à un petit village. Elle escomptait au départ prendre une pause de quelques heures, le temps de manger et de dormir quelque part, mais elle hésitait à poursuivre sa route et s’arrêter au prochain village. Finalement, alors qu’elle s’apprêtait à utiliser une technique de métamorphose pour copier les traits d’un homme qu’elle avait vu passer, elle entendit quelques mots échangés intéressants.
[Femme] -
Mais encore des voleurs, c’est incroyable. Trois depuis la semaine dernière ![Homme] -
Je t’ai dit qu’il fallait qu’on rentre nos étals. On ne peut pas faire confiance aux voyageurs !Des vols ? Des voyageurs ? Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais ce village était dans un axe intéressant si on partait de Kumo dans l’optique de rejoindre la zone du Pays du Feu. Il suffisait d’aller tout droit, ou presque, pour l’atteindre sans peine. Kiko modifia sa stratégie. Elle dissimula son masque sous sa veste, cacha tous les signes qui pouvaient l’identifier comme une Oi-nin et laissa pendre son bandeau ninja autour de sa gorge. Elle quitta le village, puis entra à nouveau par les portes principales, comme si de rien n’était. Les regards se tournaient vers elle et les conversations se figeaient, alors qu’une shinobi de Kumo pénétrait leur village, un léger sourire aux lèvres.
Kiko ne perdit pas de temps et se dirigea directement sur le couple qui évoquait les voleurs.
[Kiko] -
Bonjour.[Homme] -
Hé bien, euh, bonjour.[Kiko] -
Je suis actuellement à la recherche d’un voyageur qui a contrarié Kumogakure no Sato. Un petit voleur sans grande prétention, mais nous ne pouvons tolérer ses agissements. Y a-t-il eu quelque chose d’étrange ces jours-ci ?L’homme se redressa brusquement et son visage s’illumina de peu.
[Homme] -
Ca tombe bien, ma femme et moi faisions les comptes, mais on s’est aperçu qu’il manquait des articles ![Kiko] -
Vous vendez de…Kiko regarda autour d’elle.
[Kiko] -
… la nourriture. Ce pourrait-il que ce soit mon voleur ?[Homme] -
Hé bien, j’en sais rien. Il y en a quelques uns qui passent par là, et ce ne sont pas tous des voleurs, mais il y a parfois quelques problèmes.Kiko sourit.
[Kiko] -
Un homme, la vingtaine, les cheveux longs avec, peut-être, une queue de cheval, des bandages autour du torse ?[Femme] -
Oui. Oui il a dormi ici un soir. Dans l’auberge, là-bas. C’est lui le voleur ? C’était il y a trois jours. On ne l’a pas vu partir.[Kiko] -
Ah… Bien, vous ne le reverrez plus.***
La piste se poursuivait ainsi, avec d’immanquables petits larcins de survivance. Une piste maladroite de bête traquée, qui n’a même pas essayé de se montrer plus discret que cela. Kiko ne négligeait pas le fait de pouvoir s’être entraînée dans un piège fomenté par Hanzo, qui viserait à lui montrer quelque chose d’évident pour, au final, lui tomber dessus avec des complices. C’était vraisemblable, mais il y avait quelque chose de typique dans sa fuite en avant vers le Pays du Feu. Ou plutôt, vers le Pays de la Neige pour l’instant. C’était de fait la seule direction crédible pour Hanzo, car ses possibilités étaient terriblement minces. Soit il se terrait dans le Pays de la Foudre en espérant que Kumo se lasse - mais Kiko, elle, n’était jamais pressée de finir un contrat : plus ils duraient, moins elle en avait à faire - soit il prenait le bateau pour le Pays de l’Eau ou ailleurs, mais cela aurait été très dangereux à moins qu’il ne loue les services de quelques contrebandiers ou passeurs. Mais utiliser un port d’attache normal, c’était trop dangereux : Kiko avait de multiples contacts et Kumo en avait encore plus. Des villages qui leur devaient des services et des dettes multiples, comme on doit souvent à ceux qui vous sauvent la vie ponctuellement et qui se sacrifient pour vous le reste du temps. Ils n’hésiteraient pas à les avertir après un signalement.
Non, Hanzo ne pouvait se diriger que vers Yuki.
Kiko accéléra drastiquement sa cadence. Elle ignorait la plupart des villages à présent, maintenant que la piste lui semblait évidente. Les heures de Hanzo étaient comptées. Ou les siennes. Kiko sourit à cette pensée. Il ne devait pas être dans leurs intentions à tous deux de mourir prochainement, pourtant il y avait là quelque chose d’inévitable et d’écrasant. La mort, sans rémission possible, de l’un d’entre eux.
Elle était sûre que Hanzo était très conscient de cette situation.
Kiko affina ses recherches lorsqu’elle arrive à quelques kilomètres de la frontière avec le Pays de la Neige. Rien n’avait été rapporté dans le village dans lequel elle s’était arrêtée. Soit Hanzo n’était pas encore arrivé ici, soit il avait poussé son effort pour dépasser directement la frontière. Kiko préféra, par mesure de précaution, prendre la première de ses hypothèses. Elle s’arrêta à une auberge, loua une chambre pour deux jours et entreprit d’attendre Hanzo. S’il était derrière elle maintenant, il finirait forcément par traverser le village. Si demain, il n’y avait toujours rien, Kiko continuerait son trajet. Dans le pire des cas, Hanzo aurait un à deux jours d’avance sur elle et ses possibilités de fuite seraient étendues. Tant mieux ; la traque sera plus longue ainsi. Dans le meilleur des cas, il s’arrêterait ici pour prendre son dernier repos en terre connue.
Son tout dernier repos, se corrigea Kiko mentalement.
La jeune femme se déshabilla, heureuse de se défaire de ces habits qu’elle portait depuis bientôt une semaine. Elle était étonnée que Hanzo n’ait pas fui plus rapidement que cela, mais il ne souhaitait probablement pas être trop visible. D’autant que sa fuite vers le Pays de la Neige, il devait en être conscient, n’était pas réellement une protection absolue. Alors, à quoi bon se presser ? Kiko prit une longue douche, lava ses vêtements et revêtit des changes qu’elle avait emporté au cas où la traque s’éterniserait. Elle se posta à la fenêtre, une cigarette au coin des lèvres, le regard posé sur l’extérieur. Ses doigts dessinaient le contour de son masque, ce renard mauve qui reniflait l’odeur du sang. Kiko était tranquille, son esprit voyageant au gré de ses pensées. Se marier… quelle drôle d’idée ! Mais séduisante. Elle pensait pouvoir dire qu’elle aimait Naritaka et elle savait qu’il l’aimerait, tant qu’il ne saurait rien de son travail. Ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait partager avec l’homme qu’on aimait facilement. Et ce n’était pas un service à lui rendre non plus.
Puis elle l’aperçut, petite silhouette drapée de noir se hâtant dans le village. Hanzo Date, qui, comme elle l’imaginait, ne réserva pas de chambre. S’il n’avait pas de quoi se payer de la nourriture, il ne pouvait pas louer une chambre en bonne et due forme. Kiko se déplaça pour ne pas le quitter des yeux. Elle avait choisi une chambre qui disposait d’une bonne vue sur l’intérieur du village, ainsi qu’une fenêtre qui donnait directement sur la forêt. Kiko posa le masque sur le lit, commanda à manger dans sa chambre, puis se coucha après s’être restaurée. Elle verrouilla la porte et plaça un sceau de protection, si jamais quelqu’un essayait de rentrer, afin de l’avertir. Il était peu vraisemblable que Hanzo sache qu’une shinobi de Kumo le cherchait, tout simplement parce qu’aucun habitant ne savait qu’une shinobi de Kumo était dans leur village. Néanmoins, mieux valait jouer de prudence.
Kiko s’endormit sans forcer. La journée risquait d’être longue et méritait d’être savourée.
Elle se réveilla bien avant le soleil, pris une nouvelle douche et remit ses vêtements de voyage. Elle s’observa dans la glace et fixa sur son visage le masque de renard. Il était désormais l’heure de partir. Kiko n’attaquerait pas Hanzo pendant qu’il est dans le village. Elle ne prendrait même pas le risque de tenter de l’assassiner pendant qu’il dort. Elle ne voulait aucune interférence entre elle et son adversaire, et les habitants de ce village étaient précisément des interférences.
Sa chambre étant payée d’avance, Kiko quitta le village et se positionna tout près de ce qu’elle estimait être la frontière, au sommet d’un arbre, cachée dans les branches. Peut-être une heure d’attente, certainement moins. Et en effet, le renard perçu des mouvements venant du chemin qu’il avait parcouru. Kiko attendit, ferma les yeux, puis sauta à bas de l’arbre. Elle se redressa souplement. Hanzo s’était arrêté, à une dizaine de mètres d’elle. Ils s’observèrent sans rien dire et sans esquisser le moindre mouvement.
[Kiko] -
Hanzo Date. Il était imbécile de ta part de tuer cet homme aux portes. Le vol n’est pas toléré, mais le meurtre est condamné. Sévèrement.