Rapport audio 214.36.31"
Individu décédé également. Vêtements déchirés. Large entaille sur la poitrine, plusieurs sur le ventre et les cuisses. Plusieurs types de lames, de qualité diverses. Beaucoup de sang. Merde…"
*
Bruits indistincts*
"
Elle a les cheveux collés au carrelage. Figure tuméfiée. Elle a été battue… longtemps. Hématomes sur le visage, les épaules, la poitrine, les jambes. Plusieurs de ses os doivent s’être brisés. Probablement violée. Ongles cassés. Elle s’est défendue."
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Bruits de pas*
"
Beaucoup de traces boueuses. Je ne sais pas combien ils étaient, mais plus de deux. Différentes tailles de chau…"
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Course*
"
Hide ? Hein ?"
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Bruit sourd. Craquement. Des murmures, des souffles, une minute trente cinq s’écoule*
"
Putain. Elle est en vie. Son cœur était arrêté. J’en suis sûr. Hide, tiens-moi cette merde"
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Grésillement. Tissu déchiré, halètement. Une voix différente*
"
Euh… Elle est clamsée depuis plus d’un jour ?"
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Voix lointaine, la première à s’être exprimée*
"
Non. Elle a été battue il y a à peine huit heures. Elle a perdu énormément de sang. Elle devrait être morte au moins deux fois. Putain. Regarde-moi l’état de son dos, c’est dégueulasse. Il.. oh…"
"
C’est… à gerber."
"
Y a des inscriptions gravées sur son nom. Trop de sang, j’arrive pas à lire. Je sens son pouls. Trop lent, elle va retomber."
"
L’équipe médicale arrive."
L’enregistrement s’interrompt. Il reprend brusquement.
"
C’est son nom."
"
Hein ?"
"
C’est son nom. Ils ont gravé son nom sur son dos. Avec une espèce de couteau sans dents. Regarde. "
"
Ha… ya ? Sasa… ki ? Haya Sasaki, c’est ça ? "
"
Ouais. Ça a dû leur prendre au moins une heure pour l’écrire."
*
Bruits de pas. L’enregistrement s’interrompt à nouveau. Définitivement*
*****
Trois ans qu’elle est morte. Tant mieux. Elle n’avait jamais rien apporté de bon autour d’elle. Toujours la même mine abattue, le même regard éteint. Tant mieux si elle est morte. Cela semblait si près pourtant… comme si sa mère était toujours là, assise sur ce fauteuil, à la regarder de biais. Mais elle n’y était plus.
Haya vivait avec ses deux sœurs et son frère. Leur père était souvent au travail, mais il revenait parfois pour plusieurs jours. Avec toujours des cadeaux dans les bras. Cela ne suffisait pas à excuser ses absences, mais il était là. C’était un homme puissant, rudement bâti, avec des épaules et un dos de bûcheron. Quand ils étaient jeunes, il disait qu’un jour il soulèverait leur maison pour les amener près de la plage. Ils riaient. Toujours.
La jeune fille porta le regard dehors. Murazaki, sa plus jeune sœur – dix ans – jouait avec leur frère aîné. Yuma. Il était beau, avec ses cheveux noirs et son grand sourire. Haya était sûre qu’il n’était pas leur vrai frère, il ne leur ressemblait pas. Il était plus pâle, plus brun. Mais elle ne lui en parlait jamais, cela le peinait.
Elle l’avait vu pleurer pour la première fois il y a trois ans. Le jour de la mort de leur mère. Depuis, il s’occupait d’eux. Quand il était là.
*****
Elle était malade aujourd’hui. En début de semaine, elle avait fêté ses quinze ans. Elle tombait toujours malade peu de temps après ses anniversaires. Depuis qu’elle était toute petite. Aujourd’hui, son père était là, à lui tenir la main. Elle avait de la fièvre et discernait difficilement son visage, mais il souriait en lui caressant les cheveux.
[Kane]
Je suis près de toi ma chérie. Tu ne vas pas subir ça toute seule, pas vrai ?*****
Haya avait du courrier ce matin-là. C’était une blague stupide. Ses voisins devaient s’ennuyer. Quand ils la saluèrent, elle ne répondit pas. Quelle lettre ridicule. Ils ne savaient pas comment occuper leur temps.
«
La fuite ou la mort. Va Yuma. »
N’importe quoi. Sept mots absurdes. Il faisait beau aujourd’hui. Elle amènerait Murasaki à la rivière. Peut-être même que Kaoru viendra aussi. Elle prendrait de quoi manger. Un déjeuner au bord de l’eau, cela faisait un moment qu’ils ne pouvaient plus se le permettre – fichu hiver !
*****
Il avait plût inhabituellement fort ces deux dernières semaines. Les pluies se déclenchaient en automne habituellement. Certaines inondaient des villages entiers. Mais c’était le printemps… Haya regardait la pluie tombait, à l’abri à l’étage de sa maison. Le sentier devant chez eux était engloutis par les eaux. Leur jardin aussi.
[Kaoru] –
Ferme la fenêtre…Kaoru était couchée sur le dos, les jambes croisées et un bras derrière la tête. Elle ne pouvait même pas voir que la fenêtre était ouverte, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Haya l’ignora. Kaoru était sa sœur aînée. Elle avait dix-sept ans à présent, et bénéficiait d’un succès certain chez les hommes. Elle en jouait beaucoup.
Leur père aurait dû rentrer la veille. Mais le temps l’avait sans doute retenu dans quelque auberge de route. Il ne leur avait jamais rien dit sur ses absences répétées. Il devait être… quelque chose d’important. Politicien ? Il n’en avait pas l’air. Plutôt un guerrier. Quand elle était enfant, elle l’imaginait tour à tour et sans se l’expliquer vendeur de chaussure et mercenaire dynastique. Mais il gardait toujours un sourire éclatant aux lèvres et déclarait, inlassable :
[Kade]
Je suis ce que mes enfants veulent que je sois. Allons-y pour vendre des chaussures !Il mentait. Il n’avait pas de cirage.
*****
Un jour, Haya aussi serait une guerrière. Elle le sentait comme cela. Quand elle observait les gens dans la rue, elle se demandait combien d’entre eux survivraient en cas de raid. Les raids n’étaient pas fréquents sur cette partie-là de la côte, mais quelques uns des villages voisins avaient déjà été touchés. Rien de grave. Des pillages, une poignée morts et ils repartaient. Plus personne ne s’en étonnait. Les gens se contentaient d’organiser des milices. Ils avaient même mis au point un système de feu, sur les côtes, pour prévenir les fermiers trop proches du rivage. Cela marchait bien.
Et puis, il y avait Kiri.
Elle les avait vus. Deux fois. Des équipes de shinobi. Une fois, l’un d’entre eux – un beau jeune homme, avec un bandeau autour du cou et un grand sourire – s’était agenouillé à son niveau et lui avait passé la main dans les cheveux. Haya ne devait pas avoir plus de huit ans. Il lui avait parlé. Elle ne se souvenait plus de tout ce qu’il avait dit, des bribes. Qu’elle était mignonne. Et que son père était fort. Elle avait hoché la tête. Bien sûr qu’il est fort, papa. Un jour, il soulèvera notre maison et on ira habiter à Kiri. Il avait rit. Oui, oui, on t’attendra petite. Sept années s’étaient écoulées. Peut-être était-il mort, ce jeune homme. Il lui avait dit son nom.
Elle a oublié.
*****
Elle savait qu’aujourd’hui, quelque chose allait se passer. En bien ou en mal, cette journée était destinée à ne pas rester égale. Haya regardait le soleil se lever. Sur ce versant là de l’île, il apparaissait au-dessus de la mer. Elle se réveillait juste à temps pour le voir et elle restait là, des minutes durant, à l’observer. Puis elle vaquait à ses occupations journalières, sous le regard de ce seul spectateur. Et le village s’éveillait.
Elle repensa au message d’hier. Elle l’avait laissé sur la table, caché sous un sac de fruit. Kaoru n’en aurait rien à faire, mais inutile d’alarmer Murasaki. Yuma était parti pour une semaine régler des affaires dans un village voisin. Il avait dit : «
si tu as besoin de moi, un besoin urgent, demande au vieux Kajima ». Le vieux Kajima sentait l’oignon. Toute sa maison empestait l’oignon. Parfois, l’été, pour se faire un peu d’argent, elle allait passer un coup de savon là-bas. C’était toujours pareil ; trois jours de grommellements, de « surtout ne touches pas à ça, empotée ! » et de soupirs. Puis il s’adoucissait tout d’un coup, et devenait gentil. Il lui donnait des repas à ramener, l’écoutait parler, lui demandait de chanter plus fort quand elle chantonnait pour passer le temps.
Elle l’aimait bien. Mais il était inutile de le déranger. C’était un homme occupé, le vieux Kajima. Il faisait… plein de choses. Quand elle nettoyait, il lui retirait des tonnes de papiers des mains, prétextant que c’était privé, ou urgent, ou pas de son âge. Un temps, elle avait été sûre que le vieux Kajima employait des filles pour… enfin, faire ce que fait Kaoru tous les deux soirs. Elle avait été si terrifiée qu’elle avait refusé d’y aller pendant un mois, certaine qu’il allait la vendre à un gros négociant en armes.
Ce sont les pires, les négociants en armes.
Murasaki était réveillée. Elle était toute ensommeillée, la tête couchée sur la table. Trop d’agitation la veille, à la rivière.
[Murasaki]
Tu vas faire quoi ? Aujourd’hui.[Haya]
Je sais pas. Faire un tour chez Tosuki. Et après je verrais.Tosuki, c’était son patron. Elle servait de temps en temps les repas dans une petite auberge. Tosuki était un peu sec, mais curieusement pas ennuyant avec les horaires. Elle pouvait aller travailler n’importe quand, les jours où ça l’arrangeait, et pendant autant d’heures qu’elle voulait. Elle n’était pas payée grand-chose, mais cela lui suffisait pour économiser un peu. Ils n’avaient jamais été dans le besoin – leur père gagnait beaucoup, visiblement. Il était sans doute bandit en fait. Oui, un bandit avec de grands pouvoirs !
Murasaki voulait la suivre, mais elle insista pour qu’elle reste avec Kaoru. L’auberge de Tokusi n’était pas forcément de tout repos pour une fille, elle préférait éviter cela à sa petite sœur.
*****
Rapport audio 216.21.68"
Maison dévastée. Partiellement brûlée. Il semblerait que le feu n’ait pas pris. Une lettre est plantée dans la porte à l’aide d’un couteau encore sanglant. Il est écrit : La fuite ou la mort. Va Yuma. L’écriture est vive. Deux mots ont été ajoutés : LA MORT. L’écriture rouge évoque du sang. Sans doute celui de la gamine. D’une des gamines. "
*****
Peu de monde aujourd’hui. Haya restait assise sur le comptoir, à balancer mollement ses jambes. Elle discutait avec Otome, celle qui s’occupait du bar. Elle avait vu des quantités d’alcooliques dans sa vie, c’était extraordinaire ! Elle avait toujours trois quatre histoires sous le coude, pour passer le temps, entre deux commandes.
Aujourd’hui, elle semblait plus agitée que de coutume.
[Otome]
Tu devrais aller dormir chez Kajima ce soir. Avec tes sœurs.[Haya]
Hein ?! Kajima ? Pourquoi ? Ça pue chez lui !Otome esquissa l’ombre d’un sourire.
[Otome]
Ou alors chez moi. Oui, viens dormir chez moi. Vous serez un peu serrées, mais ça ira. Juste ce soir. Et après, on avisera.Haya avait les sourcils haussés. Elle ne comprenait rien à ces attentions.
[Haya]
Qu’est-ce qu’il se passe Oto ?La jeune femme haussa les épaules, vaguement gênée.
[Otome]
Je crois que ce soir sera une mauvaise nuit.Elle avait refusé. Elle n’avait cédé que sur un point ; aller voir Kajima. Le vieil homme était assis devant chez lui, sa pipe en bois à la bouche. Il observa Haya s’approcher sans la quitter une seule fois des yeux et sans prononcer une parole, jusqu’à ce qu’elle se tienne face à lui, embarrassée. La voix profonde de Kajima retentit. Il n’avait pas son ton taquin de d’habitude.
[Kajima]
Tu as bien fait de venir. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Et je crois que nous sommes pressés.